• Réalités

    Réalités.

    L’univers tel que nous le connaissons est-il le seul existant ?
    Voilà bien une question qui intriguait notre homme. Si il avait fait d’autres choix dans sa vie, en serait-il au même point aujourd’hui ? Et si, à chaque instant, à chaque choix que nous sommes amenés à faire, quelque part, dans une autre réalité, une copie exacte de nous même en faisait un autre ? Légèrement différent, mais suffisant pour créer une autre réalité ? En y réfléchissant, si cela était le cas, il existerait alors une infinité de mondes parallèles, certains sans doute très semblables, d’autres totalement différents.

    D’un geste las, Antoine appuya sur le bouton du radioréveil, faisant cesser le bruit insupportable qui lui vrillait les tympans. 5h45… il était bien tôt pour se lever, sa journée ne commençant qu’à 9h, mais Antoine aimait profiter des rares instants de calme du matin, en marchant sans but précis dans le parc en bas de chez lui. C’était bien la seule chose qui mettait un peu de couleurs dans sa vie morose. En se redressant sur son lit, il jeta un œil dans la pièce. Une bonne couche de poussière et de crasse recouvrait le sol et la plupart des objets jetés négligemment aux quatre coins de la pièce. Un regard vers la petite table de la pièce qui lui servait de chambre, cuisine et salon, l’informa qu’il serait grand temps de descendre les bouteilles de bière au container en bas de l’immeuble. Une chose qu’il se serait bien passé de faire… Attrapant un vieux carton, Antoine entreprit de les y entasser rapidement.

    « Au moins, ça s’ra une chose de faite, grommela-t-il »

    D’un pas traînant, il se dirigea ensuite vers la salle de bain, dans un état tout aussi déplorable que la pièce précédente. Le reflet que lui renvoyait son miroir n’était guère flatteur. Mal rasé,  une tignasse qui le décourageait, ne serait-ce que de tenter de se coiffer, un regard quelque peu hagard…

    « Bah, de toute manière, ce n’est pas comme si j’avais rendez-vous avec qui que ce soit »

    Antoine prit tout de même la peine de s’arranger quelque peu. Il s’habilla rapidement, un vieux jean et un t-shirt, et il sortit. Evidemment, l’ascenseur était en panne, et il dut se trimbaler avec son paquet dans les escaliers. Une fois dans le hall, il s’en débarrassa bien vite, en jetant le tout à côté de la benne. Ce qui ne manquerait pas de faire râler le concierge, mais peu lui importait, il prenait même un malin plaisir à tourmenter le vieux grincheux.

    Enfin dehors ! Il pouvait maintenant flâner tranquillement, en attendant l’ouverture des bureaux. Peut-être arriverait-il en retard d’ailleurs. Journaliste de métier, il couvrait les faits divers de la ville, tous moins intéressants les uns que les autres, pour un salaire de misère.

    « Tss, m’étonnerait pas qu’ils m’virent un d’ces quatre, les ingrats… »

    Antoine finit par arriver à l’autre bout du parc. Il s’installa à une table du café situé en face. Il ne tarderait pas à ouvrir, et il pourrait prendre son croissant et café habituels, avant de gagner son lieu de travail, une rue plus loin. Les minutes passaient, quand son regard fut attiré par une affiche sur un des panneaux publicitaire bordant la rue, côté parc. Sur celle-ci, on y voyait la photo d’un homme, en pardessus, chapeau enfoncé sur les yeux, l’air louche. La date du 5 juin était mentionnée dans un coin, avec quelques noms d’acteurs connus. Antoine se souvint vaguement avoir entendu parler du film, un thriller qui semblait des plus prometteurs. Il trouvait tout de même un peu loufoque l’idée de ce personnage au chapeau vert fluo, mais, la curiosité aidant, peut-être irait-il au ciné du coin. Si il demandait à couvrir la sortie, peut-être même pourrait-il y aller aux frais de l’agence. Cela le ravirait et ferait sans nul doute enrager son patron, qui ne l’encadrait pas du tout. Chose réciproque entre les deux hommes.

    8h45. Antoine entra dans le bâtiment. Il se dirigea vers l’ascenseur. Un collègue, Eric, attendait également l’arrivée de la machine. Il ne le salua que d’un bref signe de tête. Les portes s’ouvrirent et les deux hommes entrèrent. Antoine allait appuyer sur le bouton du 5ème étage quand Eric lui souffla :

    « Ah, au fait, le patron veut te voir à ton arrivée. »

    Antoine se demandait ce que pouvait lui vouloir le directeur à cette heure. Il haussa les épaules et pressa donc un deuxième bouton, celui du 6ème. Arrivée à la porte de la direction, il toqua vivement. Une voix lui répondit d’entrer. A peine eut-il franchit les portes que Richard lui annonça, de but en blanc :

    « Ah, c’est vous Antoine. Bien, vous êtes virés. »

    Ce dernier mit quelqu’un temps à assimiler l’information. Certes, dernièrement, ça lui pendait plus ou moins au nez, mais comme ça ? Sans rappel préalable ?

    Antoine s’apprêter à protester, puis il se ravisa. De toute manière, ça ne changerait rien. Il tourna les talons, et s’en alla sans un mot. La suite de la journée, il l’occupa à s’imbiber d’alcool pour faire semblant d’oublier un job qui ne lui plaisait guère. Ce qui l’embêtait surtout, c’est qu’il faudrait de nouveau chercher de quoi bosser, suivre de nouveau des formations plus inintéressantes les unes que les autres.

    L’après-midi n’était pas bien avancée quand le barman finit par refuser de le servir. Encore une fois Antoine eut envie de contester, mais la partie de lui encore un tant soit peu lucide lui conseillait de rentrer, de se coucher, et d’oublier cette journée. Ce qu’il fit.

    ***

    6 Juin, 9h, et un affreux mal de tête. Ca faisait longtemps qu’il n’avait plus eu la gueule de bois. Antoine jeta un regard assassin à son réveil, objet de torture avec sa sonnerie stridente, tenté un instant de le balancer par la fenêtre. Il préféra toutefois mettre fin au supplice de manière plus conventionnelle. Il avait déjà assez de problèmes pour ne pas devoir en plus en racheter un. Au calme, le mal lancinant s’atténua. Antoine devait récupérer les quelques bricoles qu’il avait laissées au bureau hier, aussi, il se prépara tant bien que mal, l’esprit toujours embrumé.

    Fort heureusement pour lui, le parc était assez tranquille aujourd’hui, bien qu’approchant 10h. Il faut dire que le temps couvert et le vent frisquet n’incitaient pas à sortir. Lui ne s’en plaignait pas, l’air frais lui faisait du bien et l’aidait à remettre un peu d’ordre dans son esprit. Il atteignit les bureaux, et poussa les portes en verre de l’entrée d’un geste vigoureux. Et là, tout le monde lui tomba dessus. Antoine mit un peu de temps à comprendre.

    « Eh bien, Antoine, vous étiez où ? L’affaire McKinley ne va pas avancer toute seule, nous avons besoin de vos dernières notes ! s’exclama Richard.

    - Hein, que quoi ?

    - C’est dans ce porte-document ? Demanda Eric, le rédacteur en chef, lui arrachant l’objet des mains, qu’il avait machinalement pris chez lui.

    - Eh, mais, une minute ! On m’explique ? Et puis, TAISEZ-VOUS, MERDE ! »

    Les regards se tournèrent tous vers lui, qui se tenait la tête dans les mains, en grimaçant.

    « Ah, hem, oui, désolé Antoine, dit Eric d’un ton plus posé, vous avez dû y travailler toute la nuit et devait être un peu fatigué. Enfin, c’est bien les documents que nous attendions, encore une fois, vous avez montré qu’on peut compter sur vous.

    - Heu… Je voudrais juste récupérer quelques affaires moi, murmura Antoine, un peu déboussolé.

    - Ah non, pas de boulot aujourd’hui, lança Richard. Vu votre mine, un peu de repos vous fera du bien, rentrez chez vous, l’article est quasiment fini de toute manière. »

    Et c’est ainsi qu’il fut reconduit avec douceur mais fermeté jusqu’à la sortie. Complètement perdu, Antoine finit par s’installer à son café habituel. Au bout d’un moment il finit par assembler les divers éléments dont il avait connaissance. L’affaire McKinley était sans doute l’une des plus grosses qui n’ait jamais éclaté en ville : corruption, manipulation, et magouilles en tous genre, cela touchait même certains membres haut placés du gouvernement. Très bien, mais pourquoi l’équipe entière du journal l’avait-elle autant congratulé ce matin ? On dirait presque que c’est à lui que revenait ce scoop. Et pourquoi diable ces gens installés à la même terrasse lui faisaient de petits signes amicaux.

    Un frisson lui parcourut le corps. Pris d’une certaine inspiration, il courut jusqu’à la poubelle du parc, de l’autre côté de la rue, la fouilla, et trouva presque aussitôt ce qu’il cherchait : le journal du 5 Juin.  Ce qu’il lut en première page le fit pâlir et lui donna le tournis.

    Affaire McKinley : Antoine Bonnœil, journaliste du Real Time révèle des faits troublants. Le pays ébranlé !!

    Impossible, ce n’était pas lui, il en était sûr. Cette fois son cerveau fonctionnait extrêmement vite, les théories s’enchaînaient, il pensait à de multiples possibilités, mais tout semblait n’indiquer qu’une seule chose : IL avait fait ça, son autre lui, dans ce monde qui n’était pas le sien. Pris de vertiges, Antoine s’assit à même le sol, se souciant bien peu des passants qui auraient pu apercevoir son manège.

    « Bon, je n’ai qu’une seule chose à faire pour en avoir le cœur net. »

    Antoine se rendit donc à la bibliothèque, où il savait que la quasi-totalité des archives journalistiques y étaient entreposées. Il passa ainsi sa journée à éplucher des tas de documents. Ce qu’il y trouva le rassura un peu. Ce monde était très semblable au sien, à quelques détails près. Ici, à cette date, ce n’était pas la même équipe de basket qui avait gagné, là encore, on avait repeint les bancs de telle rue d’une autre couleur, etc. En bref, le changement majeur pour lui était sa soudaine promotion.

    Antoine rentra à une heure tardive ce jour. Le bibliothécaire lui ayant laissé les clés pour lui permettre de rester. Il lui avait confié que ce n’était pas dans ses habitudes et contraire au règlement, mais croyant qu’Antoine cherchait des informations sur l’affaire en cours, il les lui avait laissé de bon cœur. Enfin, cela l’avait bien arrangé.

    En ouvrant la porte de son appartement, un détail qu’il n’avait pas remarqué lui sauta aux yeux : c’était propre. Certes, des articles divers, des brouillons, et tout en tas de paperasse couvraient le moindre centimètre carré de la pièce principale, mais c’était propre ! Il devait vraiment être dans un sale état ce matin pour ne pas s’en être aperçu. Décidément, cette nouvelle vie lui plaisait bien. Fourbu, mais pour une fois heureux de sa journée, il se coucha sans mauvaise pensées en tête.

    ***

    Le lendemain, à son réveil, il se passa quelque chose pour le moins surprenant : il n’était plus chez lui, mais dans un lit aux draps de satin, une femme au corps dénudé couchée à ses côtés. Il la reconnut immédiatement, Morgane, la fiancée du directeur. Il crut faire un arrêt cardiaque.

    Sans trop chercher à comprendre, il bondit hors du lit, s’habilla en quatrième vitesse et se précipita vers la porte. Avant qu’il n’ait le temps de l’ouvrir, il entendit la jeune femme se retourner et lui demander pourquoi il semblait si pressé de partir. Sans oser la regarder, il lui répondit rapidement qu’il s’était souvenu d’une chose urgente à faire, et qu’il la rappellerait. Sans attendre de réaction, il s’enfuit en claquant la porte.

    « Bon sang, dans quelle galère je suis tombé moi, murmura-t-il dans les escaliers, en les dévalant. »

    Une fois hors de la villa, il se sentit un peu mieux. Il croisa un jardinier qui lui adressa un sourire complice. Visiblement, leur relation n’était pas très secrète…à moins qu’elle ne soit sa petite amie dans ce monde ? Non, sans doute pas, le regard de l’employé en disait long.

    Il soupira et se dirigea vers son lieu de travail, non sans une certaine appréhension. Il finit par y découvrir le fin mot de l’histoire. Le directeur était partit en voyage, et sa femme avait depuis longtemps une aventure avec lui. Les collègues semblaient tout aussi au courant que les travailleurs à la villa… Pour le reste, il n’y avait pas grand-chose de différent, il était toujours en charge de l’affaire McKinley.

    Antoine choisit de s’enfermer dans son bureau, puisque dans ce monde il en avait un, et demanda à ce qu’on ne le dérange pas. Il avait besoin de réfléchir. Ces glissements dans des mondes parallèles, au final, c’était plutôt excitant, même si aujourd’hui il s’était retrouvé dans une situation pour le moins cocasse. Cependant, une chose l’inquiétait, que se passerait-il si il glissait dans un monde où sa vie serait pire que celle qu’il avait connu dans son monde initial ? Cette simple éventualité avait eu tôt fait de le refroidir. Peut-être devait-il chercher un moyen de rentrer chez lui, dans le bon univers. Oui, mais comment ? Il ne semblait rien contrôler. Les quelques recherches qu’il tenta sur internet ne furent guère plus concluantes.

    Après sa journée, Antoine ne savait pas trop ce qu’il devait faire.  Rentrer à la villa, ou chez lui ? Richard ne rentrerait pas avant une bonne semaine, et l’idée de profiter des charmes de Morgane était séduisante. Le problème est qu’il ne saurait pas comment se comporter si elle lui posait des questions. Il avait même failli faire une belle gaffe au boulot, sur une question à propos d’un collègue, qui dans ce monde, était décédé. Il était sûrement plus sage de rentrer à son appartement. C’est d’ailleurs là, pendant son sommeil, qu’il semblait voyager.

    ***

    La porte qui vola en éclat réveilla soudainement Richard. Il était 5h à peine. Pris de panique il voulut se relever mais fut plaquer au sol sans ménagement, où il put admirer à loisir la belle couche de poussière si caractéristique de son monde d’origine. Un bon point. Les menottes qu’on lui glissait aux poignées, nettement moins par contre. Un peu groggy, il compris cependant qu’on lui lisait ses droits, et qu’on l’accusait du meurtre de son patron. Un peu plus tard, il comprit même beaucoup mieux ce qu’il se passait. Il aurait, selon les témoignages, débarqué au bureau le lendemain de son licenciement, un revolver dans la main, et fait feu sur Richard. Il aurait accusé le directeur du Real Time de l’avoir licencié à cause de la relation qu’il entretenait avec sa femme. Ce sur quoi le feu-patron du journal aurait éclaté de rire, avant de se prendre une balle en plein front. La jeune femme, interrogée, avait nié fermement. Pour Antoine, c’était évident, ses doubles avaient voyagés aussi ! Celui du monde qu’il avait quitté la veille avait dû se retrouver dans le sien, du moins il supposait que c’était le sien, tout concordant de ce qu’il avait vu jusqu’à maintenant. Et ce fameux double avait sans doute lu la lettre de licenciement, et cru qu’il était viré à cause de sa relation avec Morgane. Il suffisait d’expliquer ça. Ce qu’il fit au policier, à son avocat, et même au procès. Bien sûr, personne n’y crût.

    Les journaux parlèrent beaucoup de l’affaire, et notamment de l’évaluation des psychiatres. L’homme semblait souffrir depuis longtemps d’une légère paranoïa, en plus de troubles plus importants. Les experts soupçonnaient un début de schizophrénie chez le patient, ce qui expliquer sans doute ses élucubrations, son délire paranoïde. Après de nombreuses analyses et expériences, c’est ce qui fut d’ailleurs confirmé. Cependant, certains se demandent si il n’aurait pas développé ces troubles et sombré dans la folie après son arrestation, et son séjour prolongé en prison. La question restait donc ouverte quand à la responsabilité de ses actes au moment des faits.

    ***

    Jean-Edouard, un jeune étudiant lisait justement l’article qui rapportait l’affaire, assis à la terrasse d’un café bien connu. C’était peu rassurant que de savoir que de tels cinglés courraient les rues. Enfin, cette histoire serait bien vite oubliée. D’ailleurs il n’y pensait plus trop lui-même, il devait rejoindre une bande de copain pour aller voir le dernier film sorti…

    … L’homme au chapeau rouge.


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